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Etudier et enseigner les inégalités - Leçon d'adieu du Prof. Michel Oris

29/05/2024

C’est devant un auditoire comble et plus de 50 personnes debout que le Prof. Michel Oris a donné sa leçon d’adieu à l’Université de Genève le 17 avril 2024. Une leçon qui en vérité n’est pas un adieu de Michel Oris à la recherche, étant donné qu’il rejoint le Spanish Research Council à Madrid. Cet évènement a été l’occasion pour lui de partager des anecdotes sur ses nombreux·ses « compagnons de route », rencontrés pendant ses recherches à Genève, en Europe et en Inde notamment. C’est également pour nous l’occasion de le remercier d’avoir contribué au PRN LIVES en obtenant le financement du PRN en 2011 aux côtés de Dario Spini et Laura Bernardi. A ce sujet, il souligne qu'il aurait été impossible d'obtenir LIVES sans interdisciplinarité et que la quête de cette interdisciplinarité n’est pas simple. Elle apporte énormément tout en garantissant des critiques de part et d'autre. Cependant, malgré ces difficultés, comment répondre aux vulnérabilités humaines sans croiser les regards ? Sa réponse: "c’est parce que vous êtes une bande de cinglés, parce que l’interdisciplinarité vous discipline."

Dans son introduction, Jean-Michel Bonvin a énuméré les traces laissées par le prof. Oris : auprès de l’UNIGE, en créant un master en socio-économie ; au sein de la recherche, en publiant quelque 200 articles dans des champs allant de la démographie sociale à la famille, la vulnérabilité et au parcours de vie ; auprès des étudiant·es, en ayant suscité des vocations de chercheur·e et en supervisant un nombre record de travaux de master et de thèses. 

Parmi les nombreuses phrases mémorables que Michel Oris aura intégré dans sa présentation ("Ceci n'est pas une page blanche", clin d'oeil à sa nationalité belge) ou prononcé durant cette leçon, nous gardons celle-ci : « A mes étudiant·es, vous m’avez embelli la vie. Vous avez des emplois qui ont du sens. »

Nous lui souhaitons une très belle suite !

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Trois questions à Michel Oris

Quel est le plus grand défi lorsqu’on souhaite créer des ponts entre disciplines et équipes de recherche, sur de si nombreuses années de recherche?

Ce sont bien sûr les egos et l’esprit de compétition. Mais le monde académique produit cela structurellement, et un pôle d’excellence exacerbe ces tendances au gré des visites annuelles des experts et du « publish or perish ». Dans ce contexte, l’interdisciplinarité peut être relativement superficielle, en empruntant à une autre discipline une idée, un concept, une approche, qui apparaîtra originale dans sa propre discipline, sans en remettre en cause l’habitus. C’est peut-être une bonne approche pour les doctorant·es qui, in fine, se retrouvent pour la plupart confrontés à des jurys disciplinaires. Au-delà, une vraie interdisciplinarité exige du temps, un coût d’entrée conséquent, un intérêt réel et durable ; et durant tout ce temps, on publie moins… La solution – une solution… - est sans doute dans la collaboration d’équipes disciplinaires autour de questions de recherche partagées, des questions qui appellent le croisement, et parfois l’interpénétration, des regards. De ce point de vue, la vulnérabilité (les vulnérabilités dans les parcours de vie) a été une grande idée.

En tant que spécialiste des inégalités, avez-vous vu une évolution dans la façon de percevoir les inégalités sociales par les autorités publiques et dans le discours public?

Oui. Quand j’étais adolescent, le film d’Ettore Scola, « Affreux, sales et méchants », était un coup de poing qui nous rappelait l’existence de bidonvilles dans l’Europe riche, et du « quart-monde ». Ensuite est venu le temps des crises de la fin du 20e siècle, la « fin du travail », l’époque du précariat, des working poors qui bien que travaillant, n’échappent pas à la pauvreté. Le temps aussi des désaffiliés, des exclus. Vulnérabilité, un terme issu des études de catastrophes naturelles pour montrer que les dégâts qu’elles causent, humains et matériels, n’ont rien de naturel et tout du social, de l’économique et du politique, ce mot n’a émergé dans le vocabulaire politique et scientifique que depuis 25 ans environ. Il s’est répandu et affirmé de manière spectaculaire. Mais il semble décliner depuis quelques années. Pour le Centre LIVES, le parcours de vie et les inégalités sociales resteront, sûrement, mais peut-être « vulnérabilité » sera-t-il remplacé. Et je ne sais pas encore par quel autre mot, ni ce qu’il nous dira des nouvelles perceptions de nos insécurités, de nos failles.

Vous donnez mercredi 17 avril votre leçon d’adieu à l’UNIGE. Est-ce vraiment un adieu à la recherche ou avez-vous d’autres projets sous la main? 

Depuis janvier de cette année, je suis justement « professeur de recherche » au Conseil espagnol de la Recherche scientifique, à Madrid. J’y reviens à quelque chose qui ne sert à rien, comme tout ce qui est essentiel à l’humanité, en l’occurrence la démographie historique. Sur ces nouveaux terrains que sont l’Espagne et Madrid, et en particulier l’étude des migrants et des migrations. A terme, j’aimerais travailler sur un enjeu contemporain, le paradoxe espagnol : un pays avec une des plus hautes espérances de vie au monde, et simultanément une des plus fortes prévalences de la fragilité parmi les personnes âgées. Comme ça, quand je serai vieux et fragile (fragile donc vieux), je saurai peut-être à quoi m’en tenir…